Le dernier voyage

Par Vrittis le 12/2/2002 à 17:27:33 (#915007)

Je regarde le conducteur, du moins l'arrière de sa tête. Il porte une de ces casquettes de chauffeur comme je croyais qu'il n'en existait plus depuis longtemps, une casquette avec un galon doré qui en fait le tour, cerclant le front haut de l'homme comme l'auréole trop grande d'un ange.
Je suis à l'arrière d'un de ces vieux 'cabs' anglais, aussi noir et luisant qu'une nappe de goudron frais, aux sièges ou l'on s'enfonce en se demandant combien de personnes ils ont déjà dévorés...

Derrière les fenètres levées, au milieu d'un léger brouillard, je vois passer les rues de... je fronce les sourcils et regarde mes mains... quel est le nom de la ville déjà? Je n'arrive pas à m'en souvenir, l'esprit embrumé lui aussi. Je reporte mon regard à l'extérieur, sur les pavés qui semblent humides et glissants. Le chauffeur semble n'avoir aucun problème à conduire le si lourd taxi.

Je réalise soudain que je ne me souviens plus non plus de notre destination... je commence à me pencher vers le chauffeur, puis suspend mon geste. Je vais avoir l'air ridicule... je me rabats en arrière, sur la toile un peu élimée des fauteuils, et je ferme les yeux, juste quelques instants...

La voiture fonce sur la route... la barque descend lentement le long des berges bordées de plants de papyrus sauvages. Des créatures aux têtes d'oiseaux et aux corps d'humains me regardent.
Je cligne des yeux, et contemple un corps allongé sur la route. Une flaque de sang plus rouge que nature s'étend sous le corps, et reflète des nuages qui passent loin au dessus de moi, et un esquif s'éloigne sur la mer, dans le brouillard. Les flammes qui lèchent le mat s'emparent soudain de la voile, et l'esquif devient une torche brillante sur l'eau déchainée...

Je rouvre les yeux, affolé par les images. Pas même des rèves, mais des idées qui me sont venues lorsque j'ai fermé les yeux... Je regarde à nouveau autour de moi. Toujours le brouillard, et nous sommes toujours dans la ville...
Je remarque soudain quelque chose qui me frappe; bien que la ville soit sous le brouillard, il devrait y avoir des gens à l'extérieur. Et cependant je ne vois personne. Pas une âme.

Je me penche à nouveau vers le chauffeur, et lui parle... j'ai l'impression que c'est la première fois... "Excusez moi, dans quel quartier sommes nous?"
Je pose ma main sur son épaule et me fige instantanément. Un froid atroce m'envahit, comme si l'homme était de glace pure, plus froide que ce que j'ai jamais connu...
Je me rejette dans le fond de mon fauteuil, et j'essaye de me souvenir. Que s'est il passé?

Et peu à peu, les images reviennent, comme des morceaux de films découpés au hasard puis mélangés. La voiture... que je n'ai vu que trop tard... le choc sourd de mon corps qui est retombé sur le sol... si fragile...

Au moment ou les souvenirs se réassemblent le 'cab' ralentit et vient se garer le long d'un trottoir identique à tous les autres. Le chauffeur ouvre sa portière et sort. Il semble frissonner un instant dans le brouillard, puis se tourne vers la portière arrière. Il l'ouvre en s'inclinant légèrement...
J'hésite à peine un instant avant de sortir, et je me retrouve sur les pavés humides. A coté de moi le chauffeur referme la portière; ma main se dirige toute seule vers la poche intérieure de ma veste, et en ressort serrée autour de quelque chose avant que j'ai pu me convaincre de la stupidité de mon geste. Je desserre le poing avec difficulté, et contemple un instant les deux pièces tachées de vert-de-gris dans ma paume. Le chauffeur me fait face, et je m'aperçois que je ne peux pas voir son visage, quels que soient les efforts que je fait... Je laisse tomber les deux pièces dans la main gantée qu'il a tendu devant lui.

Il se détourne et remonte dans le 'cab'. Je tourne le dos aussi, entend le moteur redémarrer et s'enfoncer dans le brouillard. Rapidement le bruit est étouffé, et je me retrouve seul au milieu de la route...

...et j'entend le bruit ténu de pas qui s'approchent. Une silhouette féminine se dessine dans la brume... et je n'ai pas peur...


Pitoyable hommage à Death, de Neil Gaiman...

écrit en écoutant
- Drive you home: Garbage

Par Red Death le 12/2/2002 à 17:44:31 (#915100)

Abandon all hope, ya who enter here